Poèmes informatiques :: Poignées de langages    
    Poignées de langages    
         
     < [Avant-propos] >
Renaud Chavanne 
   
         
10 ans de colère  
Poèmes informatiques :: dix-huit Poignées de langages :: Avant-propos

Les langages informatiques, destinés à programmer les ordinateurs, sont immédiatement des langages. Leur efficience électronique ne doit pas faire oublier qu'ils ont été conçus par des hommes pour être utilisés par d'autres hommes, lesquels peuvent ainsi espérer faire agir les machines à leur convenance. Avant d'être utiles pour l'usage de machines, ils ont été inventés de toute pièce pour être compris, écrits, lus, échangés par des individus et des groupes. Bien entendu, l'invention de ces langages n'a pas pour objectif la communication des individus directement les uns avec les autres. Plutôt le passage d'instructions des hommes aux machines. Toutefois, il est possible d'envisager l'utilisation de ces langages, ou peut-être d'une petite partie de leur appareillage, pour s'adresser à d'autres hommes.

De même, la première vocation technique, travailleuse, besogneuse des langages de programmations ne doit pas dissimuler la beauté de nombre de leurs formes et de leurs usages. Les programmeurs reconnaissent volontiers l'élégance de certaines expressions, la fulgurance de certaines écritures dont la concision n'est assurément pas loin de ce que peut chercher le poète : le mot qu'il faut, ni plus, ni moins. À l'inverse, la logorrhée est aussi possible. Quand on sait qu'il est le plus souvent possible d'obtenir de la machine un même comportement avec deux écritures possibles (ou plus), on comprend que chacune de ces deux écritures peut avoir des conséquences secondaires de moindre importance, susceptibles de les qualifier l'une par rapport à l'autre.

Toutes ces considérations m'ont conduit à l'évidence d'une tentation. Écrire de la poésie à l'aide des langages de programmation. Cette tentation est d'autant plus importante qu'un autre facteur doit être considéré avec attention : le langage de programmation est en langage producteur, tout entier voué à l'efficience. Dire avec un langage de programmation c'est toujours dans l'intention de faire. Mieux : la parole, l'écriture dans un langage de programmation, est immédiatement agissante ; cette parole produit un acte.

On peut assurément avancer plusieurs objections à cette constatation. L'écriture peut être incorrecte, et ne rien produite. Ce n'est pas l'écriture qui produit, mais la machine, instruite par l'écriture. Et puis, peut-on rétorquer avec justesse, l'écriture poétique présente sur ces pages n'est pas fonctionnelle. Elle n'est pas agisseuse.

Peut-être, mais qu'importe ? Quand bien même la parole ne serait pas directement agissante, le caractère pour ainsi dire invisible de l'ordinateur nous conduit à l'oublier au profit de la parole qui l'instruit. D'ailleurs, le programmeur qui teste son code éprouve une satisfaction intense lorsqu'il constate que ses écritures fonctionnent. Il y a, me semble-t-il, deux sources à cette satisfaction. D'une part, précisément l'émotion de la parole agissante : cela agit, cela est tel que je l'ai dit. D'autre part, le plaisir de la cohérence, de la bonne organisation du propos.

Les deux premières objections balayées,on reste songeur devant le troisième argument : la parole du poète ne serait pas agissante. Et pourquoi ne le serait-elle pas ?

Voilà la dernière tentation du poète : dire et faire dans le même temps, et en relation. Écrire une chose perceptible à l'homme, qui fasse agir la machine et qui produise un effet non sans rapport avec la chose entendue par l'homme. Qu'on prenne le temps de s'arrêter à cette proposition et l'on constatera l'immensité du champ qui s'ouvre à la poésie. Agissante, elle se fondra dans les arts plastiques, visuels, sonores, et probablement avec d'autres encore tant il est vrai que tout est parole.

Cette opportunité vertigineuse offerte par l'informatique aux poètes, je l'avais pressentie avant d'écrire les dix-huit Poignées de langages qui sont présentées ici. Les Poignées de langages sont une des deux séries de pièces qui composent mes Poèmes informatiques. La première de ces séries a été initiée antèrieurement aux Poignées de langages ; certaines de ces pièces annonçaient déjà cette possibilité ouverte aux poètes d'utiliser les langages de programmation pour composer.

Les dix-huit Poignées de langages ont été écrites dans la seconde partie de l'année 1995 et au tout début de 1996. Les langages de programmation utilisés émanaient d'applications, autrement dit de logiciels conçus pour pouvoir être plus ou moins partiellement pilotés de la sorte. Pour la plupart, les langages de programmation utilisés n'existent plus aujourd'hui. On peut y reconnaître le génial Hypertext (une fort notable tentative d'Apple pour offrir un langage de programmation dont la syntaxe se rapproche de l'anglais, tentative qui sera réitérée puis abandonnée avec les premières versions de l'AppleScript), le langage de 4e Dimension, un SGBD d'origine française, ou encore des macros Excel, système d'automatisation du célébre tableur de Microsoft qui allait plus tard laisser la place au Visual Basic. Rien de très sorcier.

Insomniac System, onzième Poignée de langages, est proposé en deux versions. La première est similaire aux dix-sept autres poèmes. Il s'agit d'une expression employant le vocabulaire et la syntaxe d'un langage de programmation (en l'occurrence l'Hypertext). La seconde version est le code Hypertext exact permettant de faire fonctionner ce poème au sein d'une pile Hypercard (dans un bouton pour être précis). Cette pièce est une écriture poétique agissante. Précisons que ces quelques lignes n'ont jamais fait dormir personne. Bien au contraire.

   
   
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